L’unité derrière la diversité : Sidi Larbi Cherkaoui
En cette fin d’année 2019, le chorégraphe flamand-marocain Sidi Larbi Cherkaoui (°1976) vient d’être nommé en France Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres. Septentrion a consacré en 2012 un long article de la main de Lieve Dierckx à ce rassembleur et médiateur. Mu par une grande ouverture d’esprit, beaucoup de modestie et un enthousiasme sans frein, Cherkaoui est constamment en quête de points communs et de mélanges entre cultures, langages de mouvement et disciplines artistiques et ce, à partir d’une mentalité faisant fi des limites ou des hiérarchies. Chez lui, c’est bien plutôt une question d’attitude personnelle que d’une mission qu’il se serait consciemment assignée.
Le chorégraphe anversois Sidi Larbi Cherkaoui (° 1976) est avant tout un jeteur de ponts. Très ouvert, il recherche sans cesse les contacts et les mélanges entre les cultures, les gestuelles et les disciplines artistiques, sans jamais la moindre restriction ni hiérarchie. Ayant signé quelque trente chorégraphies, Cherkaoui a obtenu des prix et des distinctions et fait partie de l’élite mondiale de la danse.
Le parcours de Cherkaoui évolue, comme sa gestuelle, de manière organique: tout est fluide et se traduit par des collaborations fondées sur les affinités réciproques et le respect mutuel. Babel (2010), son «grand» spectacle, et Play (2010), un duo avec la danseuse de kuchipudi
indienne Shantala Shivalingappa, en sont les points d’orgue.
Le besoin de jeter des ponts tient à son milieu familial biculturel. Le père de Cherkaoui est marocain, sa mère belge. Dans le documentaire Rêves de Babel (diffusé sur ARTE en 2009), Cherkaoui évoque l’impact de cet arrière-plan familial sur sa carrière, sur sa motivation propre. Sa volonté de devenir danseur ainsi que son homosexualité, sans compter sa place au sein de sa famille (avec un frère de quatre ans son aîné), avaient particulièrement le don d’indisposer son père. Dans la vie scolaire et quotidienne il a toujours été au second rang: sans cesse jugé, non pas sur ce qu’il était, mais sur son nom arabe, sur les vêtements déjà portés par son frère qu’il devait mettre, sur sa nature homosexuelle plus tard. Cherkaoui, lui, veut montrer, dialoguer et être compris. Le théâtre dansé est son moyen d’expression. Lorsque son père abandonne sa famille, Cherkaoui, alors âgé de quinze ans, peut enfin librement opter pour la danse. Auparavant, il a dû se contenter d’imiter ce qu’il voyait à la télévision dans le salon, dans les clips vidéo, les films de Bruce Lee et les films de ballet. Il fait donc tout naturellement ses premiers pas dans le monde de la danse professionnelle à la télévision, dans une chorégraphie agrémentant une émission populaire de chansons flamandes à succès.
De Bruxelles à Gand, de Gand à Anvers
L’année 1995 est déterminante pour Sidi Larbi Cherkaoui. Il remporte le concours du meilleur solo de danse belge, organisé par le chorégraphe Alain Platel et la maison de production gantoise Victoria. Le premier prix est un voyage à New York, avec des leçons de danse à Broadway et dans la prestigieuse compagnie Alvin Ailey. Grâce à cette carte de visite, Cherkaoui intègre P.A.R.T.S., l’école de danse de renommée internationale d’Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles. Alain Platel doit attendre qu’il ait terminé cette formation avant de mettre la main sur lui pour Iets op Bach
(Quelque chose sur Bach, 1998), spectacle réalisé en collaboration avec le metteur en scène Arne Sierens. Au cours de la tournée, Alain Platel propose à Cherkaoui de faire partie de son collectif de chorégraphes basé à Gand, Les Ballets C de la B.
En 2000, Cherkaoui y crée, avec sa première grande chorégraphie Rien de Rien, le cadre du reste de son œuvre: un environnement scénique mêlant les cultures, les générations et les disciplines. La scénographie évoque une mosquée, par ses tapis orientaux au sol et son inscription en arabe sur le mur de fond. Le violoncelliste Roel Dieltiens y incarne un imam. La danse est une prière, d’où Shiva et le tango ne sont pas exclus. La plus jeune danseuse a 14 ans, et la plus âgée 58 ans, mais elle se permet de séduire un jeune danseur. Texte et danse se répondent. Angelique Wilkie, la chanteuse, et le musicien évoluent entre les danseurs. Le choix musical de Rien de Rien -Édith Piaf, Kodaly, Ligeti, et des chants traditionnels italiens – caractérise l’éclectisme de Cherkaoui. Le chorégraphe a une prédilection pour la musique vivante sur scène, ce qui lui permet d’accorder au mieux les rythmes de la danse, de la musique et de l’expression corporelle afin de créer une résonance plus forte auprès des spectateurs. « Le rythme est un lien fort qui unit les hommes », explique le chorégraphe, « tout le monde a l’intuition du rythme et peut communiquer à travers le rythme ».
À l’époque de Rien de Rien, Cherkaoui fait la connaissance du danseur et chorégraphe bruxellois Damien Jalet, devenu depuis son inspirateur et compagnon. Ils forment à eux deux la cerise (belge) sur le gâteau de la mission transculturelle de Cherkaoui: un Bruxellois francophone aux origines françaises et un Anversois flamand aux racines marocaines. En 2005, ils créent ensemble une chorégraphie à l’occasion du grand bal de la fête nationale belge, Ik hou van u / je t’aime tu sais, le grand succès populaire du Bal moderne, organisé au même moment dans douze villes de Belgique. Jalet sera aussi plus tard le co-chorégraphe de Babel.
© K. Van der Elst
Pendant six ans, Cherkaoui reste fidèle au collectif de chorégraphes d’Alain Platel. À côté de Rien de Rien, il y crée des productions clés comme Foi (2003) sur le thème de la croyance religieuse et de la manipulation, Tempus Fugit (2004; à la demande du Festival d’Avignon et de Pina Bausch) et Zero Degrees (2005), un duo avec Abram Khan, chorégraphe britannique originaire du Bangladesh. It, le solo écrit en 2002 par Wim Vandekeybus pour Cherkaoui, est repris en 2011. En collaboration avec la danseuse Nienke Reehorst de la compagnie Ultima Vez, il réalise en 2002 Ook (Aussi), une pièce à laquelle participent des acteurs handicapés mentaux. Reehorst et l’un des acteurs, Marc Wagemans, appartiennent depuis au groupe des fidèles de Cherkaoui.
La musique traditionnelle constitue pour Cherkaoui une source puissante et fascinante de mémoire collective
Sidi Larbi Cherkaoui se ressource par ailleurs auprès d’autres compagnies. Il monte différentes chorégraphies pour Les Ballets de Monte Carlo, notamment In Memoriam. Dans cette méditation sur la mémoire ancestrale et le souvenir personnel, Cherkaoui jette les bases d’une collaboration durable avec l’ensemble polyphonique corse A Filetta. La musique traditionnelle constitue pour Cherkaoui une source puissante et fascinante de mémoire collective et répond à son besoin de se plonger dans le temps.
Lorsque le metteur en scène de théâtre Guy Cassiers devient en 2006 directeur artistique de la Toneelhuis à Anvers, il invite Cherkaoui à être l’un de ses sept artistes en résidence. Pour le chorégraphe c’est l’occasion rêvée de se plonger dans le bain multiculturel de la ville qu’il considère comme son port d’attache. À la Toneelhuis, il peut toucher un nouveau public par le biais de collaborations créatives avec d’autres disciplines. L’audience accrue et les publications du théâtre municipal rénové ont grandement contribué à faire connaître son œuvre.
© K. Van der Elst
À la Toneelhuis, Cherkaoui chorégraphie entre autres l’opéra House of Sleeping Beauties (Les Belles endormies). Il croise à cette occasion le chemin de Patrizia Bovi, directrice musicale de Micrologus, un ensemble de musique médiévale. Elle lui donne des conseils en matière musicale et devient une habituée de ses productions. Le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles va apporter à Cherkaoui un soutien en tant que plate-forme de présentation et de coproduction.
Indépendant
Comme la structure de production autour de Cherkaoui devient trop importante pour la Toneelhuis et trop morcelée pour le chorégraphe lui-même, ce dernier fonde en janvier 2010 sa propre compagnie, Eastman (littéralement: l’Oriental). La première production nouvelle est une illustration baroque exacerbée de la mission de Cherkaoui. Dans Babel, le problème de la confusion des langues dans la Bible fait place à la question de savoir comment parvenir à se comprendre et à vivre en bonne entente. Et aussi: Où trouver l’universel par-delà les différences? Afin de donner plus de vigueur à cette interrogation, Larbi et Jalet trouvent dix-huit artistes (danseurs et musiciens) provenant de treize pays différents, parlant quinze langues différentes et pratiquant sept religions. De plus, chacun des douze danseurs est issu d’un milieu familial biculturel, exactement comme Larbi et Jalet.
Babel est en fait le troisième volet d’une trilogie et marque une évolution dans la pensée de Cherkaoui. Dans Foi
(2003), la première partie de ce triptyque, la force de la croyance religieuse occupe une place centrale, avec des anges manipulateurs et invisibles sur le pont reliant les deux mondes. Myth (2007) confronte les spectateurs à des archétypes et à des ombres du subconscient. Dans Babel, les personnages vont jusqu’à devenir sur-le-champ responsables de la réalité qu’ils créent au lieu de se sentir manipulés ou de sonder en vain leur face cachée.
Dans Babel, le rythme redevient un étalon universel englobant les pièges et embûches des différences de communication, de culture et de langue. Comme souvent chez Cherkaoui, le texte a son importance. Les spectateurs se voient expliquer – avec tout l’humour et toute l’assurance du présentateur Darryl E. Woods – comment intégrer le rythme de la pièce grâce à leurs neurones miroirs. Le corps demeure le moyen de communication par excellence. « Mon corps n’est pas un simple objet », explique Cherkaoui, « Je dois essayer d’être chaque cellule de ce corps. Quand on atteint le point de correspondance avec son corps, on peut transmettre son énergie aux autres corps ». Dans Babel, le thème de la corporéité consciente est incarné par un avatar (la danseuse Ulrika Svensson) représentant des mondes hybrides, entre l’homme et la machine, entre le comportement libre et le comportement forcé.
Sa scénographie aboutit dans Babel à des structures entièrement ouvertes
Dans Babel, l’artiste plasticien britannique Antony Gormley fournit une contribution décisive. Sa collaboration avec Cherkaoui forme une trilogie en soi. Après des mannequins de silicone dans Zero Degrees (2005), puis des caisses à moitié ouvertes pour les seize moines bouddhistes de Sutra (2008), sa scénographie aboutit dans Babel à des structures entièrement ouvertes, faites de cinq cadres d’aluminium tridimensionnels qui, à première vue, sont d’une taille variant entre le grand et le très grand. Mais l’astuce consiste à avoir disposé cinq volumes identiques sur des axes différents, ce qui permet de visualiser de manière très concrète les analogies se cachant derrière le concept de différence. Les volumes sont faussement simples, orientables, rectilignes, très clairs et recèlent un potentiel métaphorique illimité: les artistes exécutants les utilisent comme ville, structure sociale, environnement ludique, boîte à images, vidéo, sarcophage, enveloppe protectrice ou limitation imposée à soi-même. À tout moment de la représentation, les volumes alimentent de nouvelles interprétations de ce qui se déroule hic et nunc sur scène. Ils représentent ainsi un contrepoids à la limitation bien humaine des cadres de perception.
Dans sa compagnie Eastman, Cherkaoui entend continuer comme par le passé d’alterner les grandes chorégraphies et les œuvres plus intimistes. Fin 2010 a eu lieu la création de Play, le duo avec l’Indienne Shantala Shivalingappa, spécialiste de danse kuchipudi qui a aussi travaillé avec Pina Bausch et Peter Brook. Cette espèce de confrontation directe entre des styles de mouvements différents mène chaque fois Cherkaoui à découvrir de nouvelles fertilisations croisées.